Je sentais que sa question venait.
Après souper, le jeune homme qui racle sa gorge et ne sait où poser ses mains, c’est qu’il va poser une question. Et mon Fils-De-Cœur en était là.
— Alors, demande…
— C’était comment, Papou, quand tu étais au lycée, en 1980 ?
Je savais bien de quoi, il voulait que je lui parle. Mais je suis un bavard, et, un conteur, (pas Maitre de jeu de rôle pour rien). Alors j’ai commencé par lui parler de nos catégories de bac. En 1980, bien que les dénominations Math Elem, Philo et Sciences Ex aient disparues depuis 1967, nous en conservions le souvenir admiratif, derrière nos dénominations un peu froides de A, B, C et ceux que nous ne fréquentions jamais, les G. J’étais un C. Ce fut par la volonté et le combat du prof de math en 3ème. La prof de français voulait m’envoyer en D’, le lycée des paysans. Mais le prof de math a insisté. Depuis mon enfance, j’étais un matheux. Ce mot je l’ai entendu dès l’introduction des math modernes en classe élémentaire. Et cette figure du matheux m’a longtemps suivi. Oui, j’étais particulièrement doué en Math et son corolaire approximatif, la physique-chimie. Mais les matières que j’aimais, c’était le français et l’histoire où j’ai toujours eu du mal à sortir du marécage des 9 ou 10 sur 20. Et en dernière année de Lycée, le prof d’histoire ne m’aimait pas trop, je pense qu’étant un fils de paysan j’étais un gaulliste de droite et pas communiste de gauche comme lui. Je ne sais pas. Cette année du bac fut très particulière pour moi.
— Je ne te parlerais pas aujourd’hui de toutes les filles dont je fus amoureux, et pourtant cela a commencé à 6 ans.
— Mais, c’est d’elles dont j’ai envie de t’entendre parler.
Je le savais bien, mais c’est durant cette dernière année de lycée, d’une petite ville de 16 000 habitants, entouré d’un monde de ruraux et de mineurs que j’ai compris que j’étais un niais, un jouvenceau, un damoiseau. — Aujourd’hui, « ils » ont supprimé le mot demoiselle comme s’il n’y avait rien entre la petite fille et la femme, alors que dans un souci d’égalité ils auraient dû réintroduire le mot damoiseau. Nous les garçons nous restons plus longtemps des damoiseaux que les filles ne végètent en demoiselles. — J’étais donc niais et damoiseau. Mais il y avait deux filles, deux demoiselles, deux presque femme dans ma vie.
Tous les lundis matin, trop tôt arrivé au lycée avec ma moto orange, j’allais boire café avec celle dont j’ai honteusement oublié le prénom. Je crois que c’était Hélène, mais une autre Hélène a chassé son prénom. Et touts ces lundis matin, devant un café, elle me racontait son bal du samedi soir et la nouvelle rencontre masculine qu’elle avait faites, sur quelle chanson, la puissance de ses bras, la douceur ou l’âpreté de ses baisers et même ou leur rencontre se terminé dans une fusion ou pas des corps. Elle était belle dans son djinn 1980 moulant, sa blondeur en cascade et son odeur sucrée. Je l’écoutais comme un frère écoute sa sœur. Mon cœur battait tous les lundis pour elle. Et puis, fini. Dans la classe, elle se faisait discrète pour toute la semaine. Comme si elle ne voulait avoir à faire à personne. Elle avait des notes autour de 12 et tout lui allait, j’étais le seul qu’elle fréquenté le lundi matin. Elle avait je crois une copine.
Et puis, il y avait Pascale, le fille garçonne entourait des filles qui m’aimait bien. Elles m’aimaient bien comme on aime un grand frère. Elles sentaient bien que j’étais encore un enfant, mais elle savait aussi j’écoutais leur cœur avec attention et gentillesse. Mais moi, j’étais perdu d’amour pour Pascale. Tout en elle m’attirait. Et le suprême bonheur hebdomadaire était le moment ou chaque samedi matin que je me disais, je vais lui parler, je vais lui dire que je l’aime. Le samedi, tous les samedis d’école, je partais trop tard du lycée et je pouvais alors l’accompagner jusqu’à la gare pour qu’elle puisse prendre son train. Je l’écoutais me parler d’elle, de son bassin minier, de ses parents parfois et de sa vie ennuyeuse, et moi je n’osais jamais rien lui dire. Jamais, je n’ai osé lui proposer de la ramener en moto. Je rentrais à la ferme triste et me mettais au travail des champs et forêts avec mon père. Voilà ma semaine de lycée.
— Mais pourquoi n’as-tu jamais osé parler à l’une des deux, elle t’aimait bien apparemment ?
— Tu sais je crois qu’à ces âges, nous, les garçons, ne sommes pas à la hauteur des filles. Même bon sportif, bellâtre musicien, Barbu à la pipe cool et de gauche écoutant Font et Val, gars sur de soi, pour nous tous ce sont encore des jeux d’enfant, des jeux de damoiseaux. Alors qu’elles sont déjà en train de rêver d’autre chose, de vies amoureuses qui nous dépassent. Les demoiselles volent plus haut. Et je ne sais pas si les choses changent beaucoup après lorsque nous devenons hommes et femmes.