Est-ce que tu m’aimes ?

Tu vis à Sainte Énimie un petit village de Lozère, dans les gorges du Tarn. Ton gentilé est Santrimiols ». Interne au lycée LEGTPA de la Lozère – Site Louis Pasteur, tes parents tiennent une ferme et produisent principalement de la laine et du fromage de brebis, mais aussi accueillent des touristes en maison d’hôtes. Jeune fille de 17 ans, demoiselle, tu transportes comme un parfum sauvage, l’odeur des bergeries. Tu es douée pour la poésie, l’histoire, l’anglais et les sciences naturelles. L’été, tu aimes à mener les brebis en pâture sur les hauts des plateaux. Tu rêves et par là tu es une excellente bergère. Les brebis aiment à suivre les rêveurs et les rêveuses, c’est comme une lueur dans leur brume de conscience animale. Cette année est ta dernière au lycée. Il te faudra bientôt choisir une voie. Une autoroute ? Une route départementale ? Un chemin communal ? Ou alors un sentier presque imperceptible, inattendu ?

Oui, c’est au sentier que tu penses ce vendredi soir.
Elle t’est apparue au dimanche de Pâques. Elle était sur le banc derrière à deux mètres de toi dans la petite église lumineuse et bien rangée. Tu la sentis d’abord dans ton corps. Sur ton flanc en dessous de ton sein droit, une chaleur apaisante se diffusait dans la région du foie. Tu t’es retournée à peine, délicatement, imperceptiblement. Et tu l’as vue. Grande, svelte, une robe longue et volante. Son écoute des textes l’a plongée au plus profond pour faire jaillir cette source de lumière que tu avais ressentis. Elle s’est doucement tournée vers toi, et ses yeux t’ont vu.
Toute la cérémonie, vous avez baignées dans cette lumière d’âme de deux sœurs qui s’étaient perdues et qui se sont retrouvées. Vous êtes sorties l’une derrière l’autre et vous vous êtes offert un dernier regard. Quelque chose en toi s’était renversé. Comme Marie Madeleine, tu t’étais retournée une deuxième fois.
Tu sais où tu vis, tu sais les états de nature, tu sais le regard des gens dans ton village et ailleurs. Tu sais tout cela. Et tu sais comment se nomme ce que tu viens de ressentir. Tu connais les livres de Sapho sur l’ile de Lesbos, et tu en aimes la poésie comme celle de Mauriac ou Giono. Tu ne ressens pas d’attirance particulière pour tes sœurs, et des frères croisés et rencontrés ont ému ton corps. Mais là ?

Tu ne peux pas, il te faut prendre la grande route proposée jusqu’à Paris. Une bourse et une école prestigieuse t’attendent. Là-bas, tu sais que tu rencontreras un garçon brillant et vous vous assisterez pour monter au sommet. Tu sais qu’il te faudra l’épauler un peu plus qu’il ne t’appuiera. C’est ainsi, on te demandera plus à toi, femme, qu’à lui.

La nuit te vit agitée. Tu t’es tournée et retournée. Ton foie se souvenait. Tu prends ton scooteur pour rentrer chez toi. A 5 km de Sainte Énimie, elle est là, à l’arrêt de bus sur le bord de la route. Tu vois son sac à ses pieds, elle regarde dans ta direction. Ton corps sans t’avertir ralenti ton véhicule, il l’arrête à son niveau. Tu regarde ta machine avec suspicion. Maintenant tu es là.

Vous vous regardez un instant. Dans un même élan tu as mis le scooteur sur son pied et elle s’est avancée vers. Ton cœur bat à tout rompre. Tu l’entends en écho dans l’arrêt du bus.
— Viens boire un café. La maison de mes parents est à 800 mètres sur le chemin, derrière, le bosquet là bas.
— Je mets mon chapeau. Ma peau de rousse…
Tu la suis, sur ce chemin. Il devient vite sentier en terra incognita.

Tu vois sa mère sur le palier de la porte. Jeanne lui ressemble, même finesse, même longueur, même bravoure dans le regard. Ta crainte est à son comble, pourtant tu n’éprouve aucune peur. Tu es seulement émerveillée par quelque chose qui te dépasse. Quelque chose qui te réduit à une petite chose dans l’univers. Quelque chose qui s’ouvre sur un avenir balisé par aucunes certitudes. Et tu aperçois le même phénomène chez jeanne. Tu vois en elle la beauté de sa crainte et la force de sa peur, déplacée derrière elle, et qui maintenant la pousse vers l’avant. Vers toi. Tu veux fuir, courir, rentrer chez toi. Pourtant tu pénètres dans la maison et te laisses conduire sans résistance vers la cuisine. Dehors, sa mère rejoint l’atelier se trouvant de l’autre coté de la cour d’où provient le son franc, mais déchirant pour toi, des clous qui traversent le bois. Le père de Jeanne est charpentier, tout embaume le bois ici. Cette Odeur se mêle à ton parfum de bergerie.

Jeanne te sert ce café qui se rajoute à ce monde olfactif. Rien de visuel. Tout est dans une brume lumineuse qui parachève la rencontre. Tu as demandé à Jeanne, tout à l’heure sur le chemin, quelle étude elle poursuit. Elle est dans une école catholique après son bac, elle veut devenir astrophysicienne. Elle est depuis son enfance fascinée par Hypatie d’Alexandrie. Il lui a suffit de te dire cela pour que tu l’aies comprise complétement par tes entrailles. D’autres mots ? Inutiles. Elle sait que pour toi c’est Hedy Lamarr. Tu ressens alors la présence de quatre femmes quand elle s’approche de toi. L’attente et la demande te sont trop forte, ta conscience s’enfuie dans l’évanouissement.

Quand tu reviens à toi, ta mère et ton père ainsi que la docteure Emancipe t’entoure de leur amour. Tu es allongée sur le divan du salon de chez Jeanne. En face une le meuble bas un crucifix, encadrée de Marie et Marie Madeleine. Ton foie te brûle. Mileva Emancipe te souris. Elle sait.
— il va te falloir être courageuse ma belle. Ton corps vibre à une nouvelle fréquence et ton foie adapte tout cela. Tu me fais penser à ces personnes qui ont rencontré l’âme sœur et que cela chavire. Rentre chez toi, lundi tu viendras me voir à mon cabinet à La Canourgue.
Tu échanges un dernier sourire avec Jeanne. Dans une dernière bise elle te murmure à l’oreille, « Demain, à l’église pour la messe de 11h ».

Tu passes la soirée avec tes parents et tu déposes tes questions. Tu veux aborder le sujet du futur, des écoles et des inscriptions du chemin tracé, mais seul l’avenir te vient, le sentier de la vie inattendu.
— Est-ce que Dieu me condamne si je suis attiré par une fille et si je ressens un amour si complet que j’en suis perdu ?
C’est ta mère qui te répond le plus simplement du monde avec un abandon désarment ; « Ma fille, je t’aime. » Ton père plus pudiquement te prend dans ses bras et pleure.

Quand tu arrive à l’église, une dame du conseil pastorale te demande si tu veux faire la première lecture. C’est une première pour toi. Et à jeanne elle lui a demandé la seconde.

Ta première lecture est « du livre de Ruth »
« Alors les deux belles-filles, de nouveau, élevèrent la voix et se mirent à pleurer. Orpa embrassa sa belle-mère, mais Ruth restait attachée à ses pas. Noémi lui dit : « Tu vois, ta belle-sœur est retournée vers son peuple et vers ses dieux. Retourne, toi aussi, comme ta belle-sœur. » Ruth lui répondit : « Ne me force pas à t’abandonner et à m’éloigner de toi, car où tu iras, j’irai ; où tu t’arrêteras, je m’arrêterai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu. Où tu mourras, je mourrai ; et là je serai enterrée. Que le Seigneur me traite ainsi, qu’il fasse pire encore, si ce n’est pas la mort seule qui nous sépare ! » Voyant qu’elle était résolue à l’accompagner, Noémi cessa de lui parler de cela. Ainsi, elles allaient leur chemin, toutes les deux, jusqu’à ce qu’elles arrivent à Bethléem. À leur arrivée à Bethléem, toute la ville fut en émoi. »

Sa lecture est « la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens »
« J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien. L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai. »
Toutes deux, vous avez compris en sortant. Vous vous êtes attardez à l’entour de l’église. Vous vous êtes enfin donné la main. Qui aurait pu dire quelque chose tant toutes deux vous éclairiez la vie plus fort que le soleil ?

Ce soir, tu dors avec elle. Tu te sens humaine et tu brilles du même feu de confiance en IEL, Dieu, et, en la vie. Jeanne s’éclaire de ta lumière, elle brille de ton amour et tu t’embrases du sien. Tu comprends que les desseins de cet amour infini sont impénétrables. Tu embrasses Jeanne. Jouissance du corps, bonheur de l’âme et joie de l’esprit, tu sais que tout cela vous est offert en cet instant d’éternité.

Tu t’es installée à Paris avec Jeanne, avenue des Gobelins. Elle suit ses cours à Jussieu et toi à Science Po et toutes deux vous êtes inscrites aux Bernardins et vous êtes amis avec de jeunes séminaristes et des escrimeuses et escrimeurs d’escrime japonaise. Personne ne vous juge. Vous rentrez pour les vacances en Lozère et vous travaillez toutes et tous au meilleur monde souhaitable.
Ah, oui, tes brebis sont toujours heureuses de te revoir chaque fois que tu rentres.


Marie-Antoinette de Stefan Zweig

Rimbaud parle finalement de Stefan Zweig et de ce que j’ai ressentis en lisant Marie Antoinette.

« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! »

Et au moment de refermer la dernière page de Marie-Antoinette, mon visage n’était plus que sous une ondée de larmes, et le cœur inondée de cette eau salée !
Mais pourquoi ?

Stefan Zweig écrit en préambule au Monde d’hier

« Il nous est aisé, à nous, les hommes d’aujourd’hui, qui depuis longtemps avons retranché le mot « sécurité » de notre vocabulaire comme une chimère, de railler le délire optimiste de cette génération aveuglée par l’idéalisme, pour qui le progrès technique devait entraîner une ascension morale tout aussi rapide. Nous qui avons appris dans le siècle nouveau à ne plus nous laisser étonner par aucune explosion de la bestialité collective, nous qui attendons de chaque jour qui se lève des infamies pires encore que celles de la veille, nous sommes nettement plus sceptiques quant à la possibilité d’une éducation morale des hommes. »

Zweig n’est pas plus tendre avec la bourgeoisie révolutionnaire qu’avec la noblesse. Il décrit cette bourgeoisie comme les petits dictateurs en herbe, des corrompus, des incultes ou des crétins. Ils joignaient la lâcheté et la propension à l’insulte et à la grossièreté. Certains, hélas, présentent de fâcheuses ressemblances avec les politiciens d’aujourd’hui. Je ne dirais pas qui.
Et aucuns des compatriotes de Marie-Antoinette ne lui viennent en aide : Marie-Thérèse et Joseph sont morts et les autres se fichent éperdument qu’on la décapite. Le seul qui se démena jusqu’au bout, au risque de sa vie, c’est Fersen qui resta inconsolable de la mort de l’amour de sa vie.

Un chef d’œuvre que chaque lectrice se doit de découvrir ou de redécouvrir, surtout vous les femmes pour comprendre ce qui se jouait et se joue encore.

L’apparence de Marie-Antoinette que je garde en mémoire, est celle offerte par Sofia Coppola, un film certes avec ses défauts et ses anachronismes mais avec une profondeur dramatique qui fait un bel écho à la profondeur littéraire de Zweig..

Le féminin doit l’emporter sur le masculin. Notre avenir d’humain en dépend.

Quelques citations glanées

Marie-Antoinette s’imagine que le monde entier est content et sans souci parce qu’elle-même est heureuse et insouciante. Mais tout en croyant, dans sa candeur, narguer la cour et se rendre populaire à Paris par ses folies, elle passe en réalité dans son luxueux carrosse à ressorts, pendant vingt années, devant le vrai peuple et le vrai Paris, sans jamais les voir.

… jamais une reine n’est plus royale que quand elle agit humainement.

Versailles est construit pour prouver à la France que le roi est tout et le peuple rien.

C’est presque toujours un destin secret qui règle le sort des choses visibles et publiques ; presque tous les événements mondiaux sont le reflet de conflits intimes. Un des plus grands secrets de l’Histoire est de donner à des faits infimes des conséquences incalculables ; et ce n’était pas la dernière fois que l’anomalie sexuelle passagère d’un individu devait ébranler le monde entier (…) Car l’Histoire se sert de fils d’araignée pour tisser le réseau de la destinée. Dans son mécanisme merveilleusement agencé la plus petite impulsion déclenche les forces les plus formidables ; ainsi, dans la vie de Marie-Antoinette, les frivolités prennent une importance capitale, les événements apparemment ridicules des premières nuits, des premières années conjugales, façonnent non seulement son caractère, mais déterminent l’évolution de l’univers.

Le calme est un élément créateur. Il rassemble, il purifie, il ordonne les forces intérieures.


Pour fêter les 40 ans de La Bibliothèque des voix, les éditions des femmes-Antoinette Fouque ont choisi de rééditer cette interprétation magistrale, parue en 1992, de la « La Peur », nouvelle culte d’un des plus grands auteurs autrichiens. Ainsi entendez la beauté se Zweig.

Les petites filles modèles par la comtesse de Ségur

Souvenir au printemps approchant

Je repense à mon enfance
À 50 ans de là
Je revois mon village
Car en ce temps je l’appelais mon village
Mon père rependait le fumier
En 1970 on rependait encore le fumier dans les champs.
J’attendais dehors sur le banc sous la poirière
La si vieille poirière
Je ne sais si elle est encore à sa place
Ou si quelque nouveau propriétaire aura décidé de la tronçonnais modernement
Et j’étais là assis
Je lisais
Je lisais un de ces roman que ma mère, comme elle pouvait, m’offrait
Les petites filles modèles de la comtesse de Ségur.

Je ne sais pas si les enfants, la lisent encore aujourd’hui. Si Harry Potter, le garçon sorcier n’est pas préféré.
J’ai lu toute la collection de la comtesse de Ségur dans cette enfance qui était la mienne. J’avais entre 8 et 11 ans, j’étais un de ces petits garçons campagnard auvergnat de ces années 70, et on m’avait appris, surtout par l’école et les camarades que j’étais garçon et qu’un garçon, ça fait et ça aime des trucs spéciaux comme la guerre, le foot et s’opposer aux camarades pour savoir qui est le plus fort, le plus rapide.
Et pourtant, en tant que petit garçon, ce fut très formateur de lire des heures durant, les heures heureuses et malheureuses de ces deux petites filles modèles des années 1850, les amies de Sophie. J’ai donc plus grandi avec Sophie et ses cousines Camille et Madeleine qu’avec Walt Disney et ses dessins animés. Est-ce que la morale de l’une et de l’autre était proche ? Je ne suis pas sûr, celle de cette comtesse d’origine Russe était certainement plus ouverte.

Camille, plus âgée que Madeleine, avait huit ans. Mon amie Viviane était morte noyée deux ans auparavant, elle avait six ans. Camille me faisait penser à Viviane. Elle aimait courir, faire grand bruit. Madeleine préférait la douceur et la quiétude. Elles sont heureuses, et leur maman les aime tendrement. Et pourtant la mort rode. Sophie a perdu ses parents. Sa mère est morte dans le naufrage d’un bateau et son père est décédé quelques temps après. Et Sophie fait des bêtises.
Ces petites filles m’ont fait grandir. C’était un temps, quand on jouait aux chevaliers avec mes copains, j’aimais à jouer Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc me fascinait. Je la prenais pour le plus grand chevalier de tous les temps.

Je lisais aussi Jules Verne, je lisais les aventures d’Ulysse, l’odyssée, et n’avait pas compris que c’était son nom Odysseus, et, je lisais aussi les aventures des chevaliers de la table ronde. Mon fils, notre fils, plus tard, s’appellerait Arthur.

J’étais un garçon, certes, mais la belle comtesse m’a ouvert quelques portes importantes de la partie féminine de notre humanité.

Quelques extraits

Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles, bonnes, gentilles, aimables, et qui avaient l’une pour l’autre le plus tendre attachement. On voit souvent des frères et des sœurs se quereller, se contredire et venir se plaindre à leurs parents après s’être disputés de manière qu’il soit impossible de démêler de quel côté vient le premier tort. Jamais on n’entendait une discussion entre Camille et Madeleine. Tantôt l’une, tantôt l’autre cédait au désir exprimé par sa sœur.
Pourtant leurs goûts n’étaient pas exactement les mêmes. Camille, plus âgée d’un an que Madeleine, avait huit ans. Plus vive, plus étourdie, préférant les jeux bruyants aux jeux tranquilles, elle aimait à courir, à faire et à entendre du tapage. Jamais elle ne s’amusait autant que lorsqu’il y avait une grande réunion d’enfants, qui lui permettait de se livrer sans réserve à ses jeux favoris.
Madeleine préférait au contraire à tout ce joyeux tapage les soins qu’elle donnait à sa poupée et à celle de Camille, qui, sans Madeleine, eût risqué souvent de passer la nuit sur une chaise et de ne changer de linge et de robe que tous les trois ou quatre jours.
Mais la différence de leurs goûts n’empêchait pas leur parfaite union.


Sophie avait été fortement impressionnée de l’aventure de Françoise et de Lucie ; elle avait senti le bonheur qu’on goûte à faire le bien. Jamais sa belle-mère ni aucune des personnes avec lesquelles elle avait vécu n’avaient exercé la charité et ne lui avaient donné de leçons de bienfaisance. Elle savait qu’elle aurait un jour une fortune considérable, et, en attendant qu’elle pût l’employer au soulagement des misères, elle désirait ardemment retrouver une autre Lucie et une autre Françoise. Un jour la mère Leuffroy, la jardinière, avec laquelle elle aimait à causer, et qui était une très bonne femme, lui dit :
« Ah ! mam’selle, il y a bien des pauvres que vous ne connaissez pas, allez ! Je connais une bonne femme, moi, par delà la forêt, qui est tout à fait malheureuse. Elle n’a pas toujours un morceau de pain à se mettre sous la dent. »
SOPHIE. – Où demeure-t-elle ? Comment s’appelle-t-elle ?
MÈRE LEUFFROY. – Elle reste dans une maisonnette qui est à l’entrée du village en sortant de la forêt ; elle s’appelle la mère Toutain. C’est une pauvre petite vieille pas plus grande qu’un enfant de huit ans, avec de grandes mains, longues comme des mains d’homme. Elle a quatre-vingt-deux ans ; elle se tient encore droite, tout comme moi ; elle travaille le plus qu’elle peut ; mais, dame ! elle est vieille, ça ne va pas fort.


« Mes chères enfants, dit un jour Mme de Fleurville, allons faire une longue promenade. Le temps est magnifique, il ne fait pas chaud ; nous irons dans la forêt qui mène au moulin. »
MARGUERITE. – Et cette fois je n’emporterai certainement pas ma jolie poupée.
MADAME DE ROSBOURG. – Je crois que tu feras bien.
CAMILLE, souriant. – À propos du moulin, savez-vous, maman, ce qu’est devenue Jeannette ?
MADAME DE FLEURVILLE. – Le maître d’école est venu m’en parler il y a peu de jours ; il en est très mécontent ; elle ne travaille pas, ne l’écoute pas ; elle cherche à entraîner les autres petites filles à mal faire. Ce qui est pis encore, c’est qu’elle vole tout ce qu’elle peut attraper ; les mouchoirs de ses petites compagnes, leurs provisions, les plumes, le papier, tout ce qui est à sa portée.
MADELEINE. – Mais comment sait-on que c’est Jeannette qui vole ? Les petites filles perdent peut-être elles-mêmes leurs affaires.
MADAME DE FLEURVILLE. – On l’a surprise déjà trois fois pendant qu’elle volait, ou qu’elle emportait sous ses jupons les objets qu’elle avait volés !