Le Très-Bas par Chistian Bobin

En ces temps néolibéral, je voudrais m’asseoir

S’asseoir un instant au bord de la création, juste s’asseoir, le dos au néant et contempler la création dans ce qu’elle a de plus vertigineux, de plus merveilleux, de plus… De plus quoi ? Où est le mot qui pourrait exprimer cet émerveillement absolu, en même temps que ce sentiment de vertige, de dépassement.
S’asseoir un instant au bord de la création qui ne cesse jamais de se poursuivre, tissant son drap de velours et d’or et de matériaux encore plus précieux, plus merveilleux.

Par deux fois, j’ai eu l’occasion de contempler le grand canyon du Colorado aux États-Unis. La première fois par la rive sud, en venant de Los Angeles, et, la seconde fois par la rive nord, en venant se San-Francisco.
La première fois je vis un endroit splendide, magnifique, de toute beauté et super bien aménagé, où prendre plein de belles photographies et se constituer un album de souvenirs à offrir en famille, et aussi, de se donner à voir comme étant un touriste éclairé quelqu’un qui ne va surtout pas en club méditerranée.
La deuxième fois, après une route sauvage, tournante, mal entretenue, nous sommes arrivés sur un lieu encore très sauvage, peu aménagé. Je me suis approché du bord pour voir, et là, j’ai ressenti un vertige que, de ma vie même comme varappeur, je n’avais jamais ressenti. Un vertige mêlant le corps, la psyché et l’esprit. Un vertige qui m’a cloué sur place. La hauteur abyssale, les couches et les couches de sédiments nous donnant à voir 4 000 000 d’années, d’une beauté irréelle à nous figer. J’étais envahi, dépassé, submergé par quelque chose de plus grand que moi et en même temps d’une merveille sans pareille. Il a fallu que je me tombe à genoux pour pouvoir continuer à contempler. Alors j’ai ressenti, à cette échelle microscopique ce qu’était la « crainte » de Dieu.

S’asseoir un instant au bord de la création, juste s’asseoir, le dos au néant et contempler la création dans ce qu’elle a de plus vertigineux, de plus merveilleux.

Pourquoi cette introduction ?

Parce que j’ai lu le Très-Bas de Christian Bobin. Je l’ai lu en ces temps ou tout semble arrêté. Peut-être seulement arrêté pour pouvoir repartir dans une autre direction, un autre mouvement, quelque chose d’inattendu.

Quand je lis, je met dans la marge des signes, des accolades au crayon de papier, pour marquer les phrases que j’aimerais citer, que j’aimerais avoir été capable d’écrire, et là, c’est tout le livre qui serait une gigantesque citation.
Mon épouse l’a lu d’une seule traite de 3h00 du matin à 6h30 par une nuit d’insomnie. Et elle ma offert, au petit matin une note sur l’urgence de le lire. Mais j’ai plutôt choisi de le cheminer, de prendre le temps, comme on voyage sur un sentier où il nous faudrait garder suffisamment de souffle pour parvenir au sommet.

Ce petit livre possède, non pas le mot de l’émerveillement total, mais les mots créant la parabole de ce qu’est la crainte de Dieu, crainte qui n’est ni peur, ni frayeur, ni angoisse, mais qui est émerveillement et dépassement devant la création permanente, la vie de Saint François d’Assise.
Je me suis finalement, un instant assis au bord de la création avec le néant dans le dos, et avec lui toute mes peurs, pour ne contempler que la création qui continue de se faire à l’instant où vous me lisez. La litanie de la peur des Bene Gesserit de Dune, faisant passer, après l’avoir comprise, la peur derrière soi.

Citations prise au hasard

L’enfant partit avec l’ange et le chien suivit derrière.
C’est une phrase qui est dans la Bible. C’est une phrase du livre de Tobie, dans la Bible. La Bible est un livre qui est fait de beaucoup de livres, et dans chacun d’eux beaucoup de phrases, et dans chacune de ces phrases beaucoup d’étoiles, d’oliviers et de fontaines, de petits ânes et de figuiers, de champs de blé et de poissons et le vent, partout le vent, le mauve du vent du soir, le rose de la brise matinale, le noir des grandes tempêtes. Les livres d’aujourd’hui sont en papier. Les livres d’hier étaient en peau. La Bible est le seul livre d’air – un déluge d’encre et de vent. Un livre insensé, égaré dans son sens, aussi perdu dans ses pages que le vent sur les parkings des supermarchés, dans les cheveux des femmes, dans les yeux des enfants. Un livre impossible à tenir entre deux mains calmes pour une lecture sage, lointaine : il s’envolerait aussitôt, éparpillerait le sable de ses phrases entre les doigts. On prend le vent entre ses mains et très vite on s’arrête, comme au début d’un amour, on dit je m’en tiens là, j’ai tout trouvé, enfin il était temps, je m’en tiens là, à ce premier sourire, premier rendez-vous, première phrase au hasard.
L’enfant partit avec l’ange et le chien suivit dernière.

Il est bon pour l’enfant d’avoir ses deux parents, chacun le protégeant de l’autre : le père pour le garder d’une mère trop dévorante, la mère pour le garder d’un père trop souverain. Je n’ai aucun reproche à vous faire mais il faut maintenant que je vous quitte, que j’aille aux travaux de mon père, pas celui qui vend des draps aux riches, mais celui qui fait commerce de pluie, de neige et de rire, mais il faut que j’aille aux travaux de ma mère, pas celle qui préfère son aîné aux enfants du voisinage, mais celle qui a même rudesse et même douceur pour tous, ma mère la terre, ma mère le ciel. Tu comprends ce que je te dis là, ce que je te dis sans plus rien dire, par mon silence devant toi et l’évêque, par ma joie à peine contenue de ce jour de procès, tu comprends : je ne m’oppose pas à toi. Pour s’opposer il faut une maison commune, une langue commune, des intérêts communs et nous n’avons plus rien de tout ça, tu viens toi-même d’en décider, ce sera ta dernière aide, ton dernier travail de père. Le procès que tu me fais me libère de toi. Là s’achève ton œuvre de géniteur, là elle connaît sa perfection, devant ces notables qui t’escortent, sous les pourpres de la loi que tu incarnes. Le père est celui qui dit la loi. Mais, dis-moi, qu’est-ce qu’un père qui lui-même se soumet comme un petit garçon à la loi de l’argent, à la loi du sérieux, à la loi du monde mort ?

Le fou est dans la compagnie des morts. Il a son visage tourné vers l’ombre. Plus rien ne lui arrive que du passé. Il ne peut se lier à rien ni personne, il ne peut nouer aucune histoire vivante avec les vivants.

Yahvé, Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena a l’homme pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné. Les bêtes auprès de Dieu vivaient loin de leur nom. Elles gardent en elles quelque chose de ce premier silence. Par un côté elles tiennent de Dieu et par l’autre côté elles tiennent de l’homme. Elles errent, craintives entre les deux. C’est à ces débuts que François d’Assise revient en prêchant aux oiseaux. En leur donnant un nom, l’homme les enfermait dans son histoire à lui, dans le fléau de sa vie et des morts. En leur parlant de Dieu, François les délivre de cette fatalité, les renvoie à l’absolu d’où tout s’est échappé comme d’une volière ouverte.

Les hommes ont peur des femmes. C’est une peur qui leur vient d’aussi loin que leur vie. C’est une peur du premier jour qui n’est pas seulement peur du corps, du visage et du cœur de la femme, qui est aussi bien peur de la vie et peur de Dieu. Car ces trois-là se tiennent de près – la femme, la vie et Dieu. Qu’est-ce qu’une femme ? Personne ne sait répondre à cette question, pas même Dieu qui pourtant les connaît pour avoir été engendré par elles, nourri par elles, bercé par elles, veillé et consolé par elles. Les femmes ne sont pas Dieu.
Les femmes ne sont pas tout à fait Dieu. Il leur manque très peu pour l’être. Il leur manque beaucoup moins qu’à l’homme. Les femmes sont la vie en tant que la vie est au plus près du rire de Dieu. Les femmes ont la vie en garde pendant l’absence de Dieu, elles ont en charge le sentiment limpide de la vie éphémère, la sensation de base de la vie éternelle.

C’est à cette instant-là que vous aviez compris devant quoi vous étiez. C’est en voyant cette joie d’un chien galeux que vous aviez su être devant ce qu’on appelle une image sainte.